Pages

vendredi 19 janvier 2018

L'Allée du Roi - Françoise Chandernagor




        L'Allée du Roi est un roman écrit à la première personne, narré par son personnage principal : Madame de Maintenon. Arrivée à la fin de sa vie, elle décide d'écrire ses mémoires.
Si vous êtes aussi ignares que moi, il est nécessaire de rappeler que Madame de Maintenon a vécu de 1635 à 1719 et qu'elle a épousé Louis XIV en 1683. Leur mariage restera secret ; vous comprendrez pourquoi en lisant le résumé un peu plus bas.
Ceci dit, je tiens à préciser que la Madame de Maintenon et le Louis XIV (entre autres personnages) dont je vais parler dans mon article sont ceux de Chandernagor et non les personnages historiques réels. Je ne remets pas en cause la documentation de l'auteur mais dans les notes, elle avoue elle-même avoir été contrainte de romancer, par exemple en comblant certains vides (vous trouverez d'ailleurs en fin d'ouvrage les sources classées par chapitre et quelques précisions de Chandernagor sur la véracité ou l'inexactitude des évènements relatés dans le roman). J'ai lu L'Allée du Roi comme un roman, c'est donc en tant que tel que je vous le présente (et oui : c'est principalement parce que j'ai la flemme de vérifier tous les faits).


Résumé


Madame de Maintenon
(source : Plume d'histoire)

Françoise d'Aubigné (plus tard Madame de Maintenon) naît dans une famille noble démunie alors que son père est en prison. Ce statut peu reluisant la rend quitte pour toute une vie à être tributaire des largesses des grands de ce monde. À 16 ans, elle est sous la tutelle d'une dame qui avait voulu en faire sa béat mais qui s'est vite lassée de son entreprise et de sa pupille importune au point d'avoir le besoin physiologique de se nourrir au moins deux fois par jour. Sentant qu'elle est de trop dans cette maison, Françoise décide d'accepter d'épouser le poète Scarron, accablé d'une lourde infirmité (en grande partie paralysé, condamné à vivre quasi(modo) complètement recroquevillé). Peu après la mort de Scarron, elle entre au service du Roi et de sa favorite (Madame de Montespan) en tant que gouvernante de leurs enfants. Souvent méprisée et raillée à la Cour comme la « veuve Scarron », son flegme (qui contraste avec l'irascibilité de Madame de Montespan) et son dévouement auprès des enfants à sa charge la font monter doucement mais sûrement dans les faveurs du Roi. Plus tard, elles lui donnent les moyens de fonder la Maison Saint-Louis à Saint-Cyr, un pensionnat pour jeunes filles issues de familles nobles désargentées (à noter qu'on y trouve beaucoup moins de fillettes aujourd'hui). Elle s'implique beaucoup pour cet établissement, en rédige les règles, établit les programmes. Cela lui permet de faire bénéficier des dizaines d'élèves de ce qu'elle a appris en éduquant les enfants de Madame de Montespan et de Louis XIV et après avoir par ailleurs fondé plusieurs classes pour les jeunes paysannes. Après la mort du Roi, elle se retirera d'ailleurs à la Maison Saint-Louis jusqu'à la fin de ses jours.

Il y avait de quoi écrire un roman avec cette vie ! Chandernagor nous présente une Madame de Maintenon forte, qui raconte les difficultés qu'elle a connues sans geindre outre mesure (à sa place je rouscaillerais plus). Comme elle écrit ses mémoires à la fin de sa vie, elle a assez de recul pour poser un regard critique sur les évènements de sa vie, sur les gens qu'elle a rencontrés mais également sur elle-même :  



« Je ne vous dirai donc pas que ce temps-là est le plus bel endroit de ma vie. Il y a même cinq ou six années si honteuses que je voudrais croire qu'elles appartiennent à la vie d'une autre ; je me prostituais pour ma fortune et l'on donnait des louanges à ma sagesse ; je nourrissais mes aumônes de l'argent tiré à une femme que je trompais, et l'on vantait ma générosité ; j'aidais un prince à se perdre, et l'on glorifiait ma dévotion. »


La narratrice est donc sans complaisance avec elle-même et heureusement ! J'avais hésité à lire ce roman parce que les narrations à la première personne me rebutent. « Ma vie par moi-même » : le concept respire plus le narcissime que l'objectivité et je craignais d'avoir affaire à un personnage principal aseptisé et outrancièrement égocentrique. Mais une vieille femme qui s'apprête à mourir n'a plus rien à se cacher. La franchise de Madame de Maintenon est un vrai bonheur : tout le monde peut en prendre pour son grade quand il le faut, les jugements négatifs sont tempérés quand elle l'estime juste... Ajoutez à cette honnêteté son esprit, son style, son sens de l'observation : le tout m'a complètement immergée dans le récit, comme si j'écoutais une amie qui me faisait un cadeau précieux en me transmettant son expérience (c'est d'ailleurs effectivement le but : Madame de Maintenon écrit ses mémoires pour les léguer à une de ses élèves qui lui est particulièrement proche).


Deux personnages secondaires de premier ordre (supreme leader Snoke 4eva <3)



Madame de Montespan
(source : Pinterest)

Madame de Maintenon est un personnage principal marquant mais Chandernagor n'en néglige pas pour autant les personnages secondaires.
Comment ne pas mentionner Madame de Montespan, favorite du Roi pendant de nombreuses années, capricieuse, orgueilleuse et extravagante à souhait. Exemple criant :



 « Elle voulut deux ours et qu'on les laissât aller librement dans le jardin et les appartements ; elle les eut et, en une nuit, ils gâtèrent toutes les tentures de plusieurs salons de Versailles où il bivouaquèrent. »


Souvent déraisonnable, elle se heurte à Madame de Maintenon lorsque ses lubies affectent ses enfants. Au fur et à mesure que la gouvernante gagne le respect du Roi, Madame de Montespan, jalouse, s'efforce de la remettre à sa place.



 « Un jour que la duchesse de Richelieu se trouvait chez elle avec quelques autres dames que j'avais assez bien connues autrefois, Madame de Vivonne, Madame de Fiesque, et Madame de Saint-Geran, elle me demanda, l'un après l'autre, d'aller lui quérir un éventail, un peigne, un mouchoir, et chaque fois qu'une de ses femmes voulait s'élancer : "Laissez, disait-elle, Madame Scarron fera très bien cela pour moi." Mes amies en étaient honteuses pour moi, mais j'obéissais en souriant, bien décidée, à part moi, à mettre à la scène un terme de ma façon. Quand elle me demanda enfin de lui apporter le pot de fard dont elle ornait son visage, toujours pâle et boursouflé lorsqu'elle était grosse, je m'acquittai de la tâche avec une feinte complaisance mais lâchai soudain le pot tout au beau milieu de la pièce. Il éclata en mille morceaux et toute la pâte en fut perdue. "Que vous êtes maladroite, vraiment, s'écria-t-elle furieuse, voilà une pâte qu'on ne pourra refaire avant plusieurs jours ! -Il est vrai, repris-je, que je suis très maladroite ; mais c'est aussi qu'on ne m'a point fait venir ici pour porter des fards ni ourler des robes. Ce n'est pas mon emploi, et je vous prie de bien vouloir me pardonner si j'y suis mal propre." Madame de Vivonne, qui aimait à voir sa belle-sœur mouchée, riait sous cape. Pour moi, je voyais bien que cette impertinence pouvait me coûter cher mais, d'ailleurs, la mesure était comble et il fallait que je me soulageasse un peu. La "belle madame", qui dut avouer pendant trois jours un teint de coing, prit la leçon pour ce qu'elle était et n'y revint pas de sitôt.  » 


Madame de Montespan appartient à cette catégorie de personnages qu'on adore détester. Néanmoins, avant que les disputes ne se multiplient entre elles, Madame de Montespan et Madame de Maintenon entretiennent une singulière amitié. 


 « [...] de fil en aiguille et d'épigramme en bout-rimé, elle se prit à mon esprit comme je me pris au sien.
Ma naissance faisait qu'elle ne m'estimait guère ; sa hauteur était cause que je ne l'aimais pas vraiment ; mais, cet inconvénient mis à part, nous nous entendions fort bien car elle était assez folle de son esprit pour ne point résister à ceux qui en savaient le prix. » 


Cet esprit loué par Madame de Maintenon et par bien d'autres de ses contemporains lui permet également une lucidité surprenante pour une personne aussi infatuée d'elle-même. Dans le passage qui suit, elle analyse sa relation avec le Roi à la lumière de l'une de ses nombreuses indélicatesses.



« - Comment trouvez-vous l'idée de me faire partager l'appartement de la duchesse de la Vallière [son autre maîtresse? Je lui en ai fait le reproche l'autre jour. "Je ne sais, me dit-il tout honteux, cela s'est fait insensiblement. - Insensiblement pour vous, lui ai-je reparti, mais fort sensiblement pour moi." Le vrai est qu'il n'est même pas amoureux de moi mais qu'il se croit redevable au public d'être aimé de la femme la plus belle et la mieux née de son royaume. »


Malgré sa brièveté, cet extrait nous apprend beaucoup des deux personnages secondaires les plus marquants de L'Allée du Roi. Je viens de parler de Madame de Montespan. Chandernagor a également très habilement traité celui du Roi. Elle le présente d'abord vu de loin, dans tout le faste de sa royauté, mais il apparaît très simplement et de manière inattendue dans sa première rencontre avec Madame de Maintenon (et donc avec le lecteur).
Chandernagor arrive à nous faire ressentir la fascination que les contemporains de Madame de Maintenon pouvaient avoir pour le Roi. Cependant, si Madame de Maintenon l'admire, elle ne l'idéalise pas et n'hésite pas à nous faire part de ses défauts et à témoigner de sa dureté. Même dans sa vie personnelle, il attend une totale soumission à ses désirs. Être maîtresse du Roi n'est pas une synécure et devenir son épouse n'apparaît pas longtemps comme une consécration. Au contraire, les occasions d'humiliation sont nombreuses.



« Il ne m'aimait qu'autant qu'il était capable d'aimer. Cela n'allait pas fort loin ; à peine plus loin, sans doute, que ce qu'il éprouvait pour ces chiennes couchantes qu'il nourrissait de biscuit dans son cabinet, et dont il pensait assez mériter l'affection par leur donner du pain, assaisonné de caresses, si elles l'avaient amusé, ou de coups de caveçon, si elles n'avaient pas été assez promptes à lui obéir... Jamais, qu'à l'instant de sa mort, ce grand roi ne se demanda s'il me rendait heureuse. Il allait toujours son train, en homme uniquement personnel et qui ne comptait tous les autres, fussent-ils les plus passionnément aimés, que par rapport à soi.
En quelque état que je fusse, malade, fiévreuse, il me fallait être en grand habit, parée, serrée dans mon corps, aller en Flandre ou plus loin, être gaie, manger, changer de lieu, ne paraître craindre ni le froid ni la poussière, et tout cela précisément aux jours et aux heures qu'il avait marqués, sans rien déranger d'une minute ; il m'a fait marcher souvent dans un état à ne pas faire marcher une servante, suant la fièvre à grosses gouttes et incommodée à ne savoir pas si je ne mourrais en chemin ; mais la seule chose qui lui importât vraiment était qu'il me trouvât arrivée, rangée et parée avant l'heure qu'il avait coutume d'entrer chez moi. Parvenu dans cette place, nouvelle scène : comme il craignait le chaud dans les chambres, fût-ce en plein hiver, il s'étonnait en arrivant de trouver tout fermé, faisant ouvrir mes fenêtres en grand, et n'en rabattait rien, sans considération pour la fraîcheur de la nuit, quoiqu'il me vît grelottante de fièvre ; et, s'il devait y avoir musique chez moi après souper, la fièvre ni le mal de tête n'empêchaient rien davantage - les trompettes dans les oreilles et cent bougies dans les yeux. Pourtant, cette absence d'égards pour la santé de mon corps n'était pas ce qui me choquait le plus : j'avais su, bien tôt, comme il traitait sur ce point Madame de Montespan, ou d'autres dames très aimées, et je ne m'étais jamais flattée de connaître un sort différent ; j'étais moins gardée, en revanche, sur l'espérance des tendresses du cœur et des douceurs des paroles ; aussi y fus-je bien plus déçue. »

Autre exemple : le Roi n'hésite pas à remettre son épouse à sa place en lui rappelant la modestie de ses origines... « Je suis Roi de France : tu peux pas test, d'Aubigné » (l'auteur de cet article garantit l'exactitude historique de la citation). 


 « Je suis Roi de France :
tu peux pas test, d'Aubigné. »
(source image : Plume d'histoire)


Pourquoi donc l'avoir épousée ? Probablement avant tout parce qu'il sait qu'elle lui sera soumise et lui fera grâce des « chicanes » que Madame de Montespan lui a fait subir pendant 10 ans.



« Vous me faites connaître un pays nouveau, Madame, me dit-il un jour avec un regard fort tendre, celui de l'amitié sans chicanes. »



La force de Madame de Maintenon


Racine lisant Athalie devant Madame de Maintenon
et Louis XIV
(source : maxicours)


Quant à moi, j'aurais épousé Madame de Maintenon pour encore bien d'autres raisons. Malgré cette apparente soumission, son personnage dégage une vraie force, discrète, tranquille. Sa force éclate précisément là où réside la faiblesse de Madame de Montespan. Madame de Montespan est capricieuse, tyrannique, colérique. Madame de Maintenon est tout l'inverse. 
Devenue épouse du Roi grâce à sa modestie et sa retenue, elle reste constante. Elle souffre des brimades qu'il lui fait subir mais une fois le désenchantement passé, elle suit son chemin. Par exemple, le Roi est décidé à ne suivre aucun de ses conseils en matière de politique. Elle finit par admettre qu'elle n'y connait pas grand-chose de toute façon, se résigne et son esprit affûté lui permet de discerner sa place ailleurs. Tout contrairement à son époux, elle n'est pas dominatrice pour deux sous. Sans s'apitoyer outre mesure sur son sort, elle agit là où elle sait pouvoir être efficace. Lorsqu'elle a quelque chose à dire au Roi, elle sait différer pour guetter un moment propice à faire passer son message.
C'est ainsi qu'après avoir longuement mûri ses réflexions sur les mœurs de la Cour et de son époux, elle trouve enfin l'occasion de donner son opinion au Roi, alors que celui-ci se lamente suite au dévoilement de l'affaire des poisons (une charmante histoire à raconter à vos enfants avant de les mettre au lit). Elle lui dit clairement qu'il a sa part de responsabilité, ce qui aurait pu mal passer à n'importe quel autre moment. Fortiche, d'Aubi (l'elfe de maison).



« La vérité, dis-je au Roi, est qu'il n'y a plus rien de sacré dans ce royaume, pas même la personne de Votre Majesté ; je ne dirai rien de Dieu, car c'est une bagatelle à ce qu'il paraît... L'exemple des vertus ne peut venir que d'en haut, Sire. Maintenant que Votre Majesté a rétabli la paix en Europe pour longtemps, il serait aisé de redonner aux honnêtes gens la place qui leur revient à l'intérieur de son royaume, et de remettre, en peu de mois, la nation au premier rang du monde chrétien. Ne serait-ce point un grand dessein que d'ajouter ainsi la dignité à la force ? 
Le Roi m'écouta en silence ; il tapotait distraitement son paquet de feuillets ; puis alla, sans dire mot, ouvrir la fenêtre de la loge pour nous mettre dans un de ces courants d'air qu'il affectionnait. Alors, me regardant bien dans les yeux, il me dit d'un ton grave : 
- On ne m'a jamais mieux dit, Madame, que j'avais donné le mauvais exemple à mes peuples... Mais il n'est que trop vrai. Je suis plus épouvanté que je ne saurais vous le dire de voir jusqu'où cela va... »


Un autre passage résume bien leur relation. Après qu'il lui ait durement rappelé que ses origines n'étaient pas dignes d'un Roi, Madame de Maintenon reçoit un billet de sa part.



« Cependant, dès le lendemain, Bontemps me portait un billet par lequel son maître, et le mien, m'assurait de son amour dans les termes les plus galants : "Madame, m'écrivait-il par exemple, je n'ai pas voulu laisser passer la matinée sans vous assurer d'une vérité qui me plaît trop pour me lasser de vous la dire : c'est que je vous chéris toujours, et que je vous considère à un point que je ne puis exprimer ; et qu'enfin, quelque amitié que vous ayez pour moi, j'en ai encore plus pour vous, étant de tout mon cœur tout à fait à vous. Louis." Ce beau compliment n'était pas une manière d'excuse sur la scène de la veille, car il ne se doutait pas même qu'il m'eût blessé et, du reste, il ne s'en souciait nullement ; c'était seulement l'expression toute pure d'une moitié de son âme et, en faveur de celle-là, il fallait, bon gré mal gré, s'accommoder de l'autre face de Janus. "Tel qui rit le matin, le soir pleurera", disais-je seulement à Nanon quand elle me voyait tout attendrie par l'un de ces petits billets ; mais le moyen, en vérité, de haïr un homme qui vous dit qu'il vous aime quand, d'ailleurs, cet homme est un roi ? L'orgueil y rencontre trop de satisfaction si le cœur n'y trouve plus tout à fait son compte ; et l'on croit aimer encore, quand déjà on ne désire plus que de paraître aimée. »


Elle enchaîne sur une réflexion au sujet de son rôle auprès du Roi.



« J'anticipe, cependant, le cours de mes sentiments : dans les premières années qui suivirent mon mariage, je crois que j'éprouvais pour le Roi trop de gratitude encore et bien trop d'admiration pour oser m'avouer que je souffrais de sa tyrannie. Je me regardais, en outre, comme chargée du soin de son salut, et j'éprouve toujours une tendresse profonde pour ceux dont je crois répondre : quand je voyais cet époux, que Dieu m'avait donné, si imparfait dans sa grandeur, si dur, si colère, incapable d'une réelle pénitence ni d'une vraie dévotion et faisant, enfin, consister toute sa religion dans l'absence de manquement aux stations et aux abstinences, j'admirais l'étendue de l'œuvre à accomplir et sentais pour lui la même tendresse que pour ces petits abandonnés dont je m'embarrassais à Rueil ou ailleurs.
En approchant moi-même des cimes, je comprenais mieux, au demeurant, quelle était la solitude du Roi. À cette altitude-là, on ne croise plus un seul regard ingénu, on n'entend plus une seule parole vraie, on n'est plus l'objet d'un seul sentiment désintéressé.
Aussi, à la différence des courtisans qui l'entouraient, me fis-je bientôt une règle de ne plus chercher à obtenir du Roi quoi que ce fût pour moi ni pour les miens, de ne l'importuner jamais d'affaires privées, mais de lui dire toujours, dans l'occasion, la vérité sur les affaires publiques plutôt que les compliments en usage qu'il aimait à entendre. Enfin, je crus, à l'inverse de la Reine défunte et de toutes les favorites, qu'on aimait un roi qu'en ayant la témérité de lui déplaire. »


Vous deviez vous dire que notre bonne Françoise est une carpette qui s'écrase devant son Roi de mari... En fait, elle ne s'écrase que lorsqu'elle sait le combat vain et elle se fait un devoir de dire les vérités, même les plus déplaisantes, lorsqu'elle sait être la mieux placée, voire la seule, à pouvoir les dire. Elle est convaincue d'être investie d'une mission auprès du Roi que personne d'autre ne pourrait mener à bien. Et il y a assez de boulot pour laisser de côté les remarques stériles sur l'occasionnel manque de probité de son mari en matière de diplomatie ou de finances. Changeons de sujet : les mots tels que "diplomatie" et "finances" ont tendance à me faire piquer du nez (mmm les bonnes siestes en histoire-géo)...



Une fille au pair hors pair ou comment on éduque les Ducs


Madame de Maintenon en 1694
(source : wiki)


Outre ses devoirs auprès de son maroi (maroi : mari en plus chiatique), Madame de Maintenon se consacre à sa grande passion : l'éducation. 



« La nécessité de me garder de tous, et de défendre mon cœur contre les sentiments les plus naturels, me jeta davantage encore dans la compagnie des enfants. J'y trouvais une simplicité qui m'enchantait et un abandon qui me gagnait moi-même, si sèche et fermée que je me sentisse devenir au voisinage des grands. »


Un extrait en particulier témoigne de sa pédagogie et met une fois de plus son esprit à l'honneur. Le tout est d'une modernité hallucinante, plein de bon sens et de douceur. Chandernagor cite comme sources la correspondance de Madame de Maintenon et le livre Madame de Maintenon éducatrice de Madeleine Danielou. Quand bien même ce passage aurait été un peu romancé, je maintiendrais que ces principes éducatifs paraissent très modernes encore en 2018.
Dans l'extrait suivant, on revient à l'époque où Madame de Maintenon est chargée de l'éducation des enfants du Roi et de Madame de Montespan. 



« Au contraire de la manière qu'emploient la plupart des pédagogues et que je voyais imposer indifféremment à Monseigneur le dauphin, aux petits d'Heudicourt, ou aux fils bourgeois de Fontainebleau, je posai en règle qu'il n'y a point de règle en éducation, qu'il ne faut jamais s'y hâter de conclure mais observer d'abord longuement l'humeur et la capacité de chaque enfant et conduire ensuite selon le naturel de chacun. L'éducation est une longue patience, où ce qui ne vient pas tôt peut venir tard, mais il n'y a pas de mauvais naturel quand on sait s'y prendre et qu'on s'y prend de bonne heure ; tout au plus sème-t-on parfois ce que d'autres récolteront... Même sur ce qui regarde le savoir, il me semble qu'il est inutile de se presser ; les enfants ne veulent pas être contraints et il est souvent funeste de forcer leur esprit en s'opiniâtrant à les rendre des merveilles avant le temps ; le dauphin, entre les coups de baguette de Monsieur de Montausier et les longues leçons quotidiennes de Bossuet, avait appris à six ans un millier de vers latins mais il disait que, lorsqu'il serait son maître, il n'ouvrirait jamais un livre, et il se tint fort bien parole dans la suite.
Aussi ne voulais-je point assommer mon petit duc de verbes grecs mais développer peu à peu sa capacité de raisonnement et lui communiquer, par l'exemple et sans contrainte, le goût de la lecture [...].
Je ne voulais point non plus, dans l'éducation de mes enfants, de cette sévérité qui plaisait aux Mortemart [la famille de Madame de Montespan]. Une éducation triste n'est qu'une triste éducation. Il y faut, ce me semble, des récréations, des rires, des débandements d'esprit. Avec moi, les leçons étaient toujours coupées de courses, de parties de cartes et de dés, de visites à la ménagerie et au potager ; je m'avisai  qu'on peut faire un jeu de tous les apprentissages et, de la même façon que j'écrivis plus tard pour Saint-Cyr des "conversations" et des "proverbes" afin d'enseigner gaîment le vocabulaire et la morale, j'inventai, pour le duc du Maine et ses sœurs, de petits jeux d'esprit qui, sans qu'ils s'en doutassent, leur apprenaient fort bien l'arithmétique et la grammaire ; mais ces jeux-là eux-mêmes n'avaient rien d'uniforme et étaient différents selon l'humeur et le goût de chacun des enfants.
Je tenais deux principes seulement pour absolus et applicables à tous : qu'il faut de la douceur dans le gouvernement des petits et de la raison en tout.
Je tiens qu'on doit parler à un enfant de sept ans aussi raisonnablement qu'à un homme de vingt. Il est aisé de soulager l'obéissance en rendant raison de tout ce qu'on refuse et de tout ce qu'on exige, surtout si on ne fait jamais d'histoires ni de peurs inutiles mais qu'on donne le vrai comme le vrai et le faux comme le faux ; qu'on ne promet rien qu'on ne tienne, soit récompense, soit châtiment ; qu'on épuise enfin toujours toute la raison avant que d'en venir à la rigueur.
S'il faut être ferme, en effet, dans la fin où l'on veut aller, il convient de rester très douce dans les moyens dont on se sert ; pour cela, sûrement, il ne faut pas voir toutes les fautes. C'est une enfance de croire qu'il ne faut laisser aucune faute impunie : c'est selon la faute, selon l'enfant, selon le moment. Pour moi, j'ai toujours fait en sorte de ne pas tout voir, ni tout entendre ; sinon, les pénitences deviendraient communes et ne feraient plus d'impression. Au demeurant, il faut savoir qu'il y a des jours malheureux où les enfants sont dans une émotion ou un dérangement tels que toutes les remontrances, toutes les réprimandes ne les remettraient pas dans l'ordre ; il convient alors de couler cela le plus doucement que l'ont peut et de n'y point commettre son autorité. Il y a aussi des enfants si emportés et qui ont des passions si vives que, quand une fois ils sont fâchés, vous leur donneriez dix fois le fouet de suite que vous ne les mèneriez pas à votre but ; ils sont dans ce temps-là incapables de raison et le châtiment est inutile. Il faut leur laisser le temps de se calmer et se calmer soi-même, mais, afin qu'ils ne puissent croire que vous vous rendez et que par leur opiniâtreté ils sont devenus les plus forts, il convient d'user d'adresse pour les tirer hors de votre vue et dire que vous ne remettez la chose à une autre fois que pour la rendre plus terrible.
Ainsi, mon petit duc, pourtant l'enfant le plus doux du monde, comme il était toujours aigri par des maux et des remèdes violents, était quelquefois dans un feu et dans une impatience que tout le monde, et sa mère, me reprochait de souffrir. On le mettait dans un bain bouillant et parce qu'il criait des injures, qu'il était de mauvaise humeur, on voulait que je le grondasse ; je vous avoue que je n'en avais pas le courage; et puis ces remèdes lui échauffaient si fort le sang que tout ce que j'aurais pu faire, tout ce que j'aurais pu dire dans ce temps-là ne l'aurait point adouci. Je me faisais donc appeler au-dehors sur quelque prétexte, afin qu'il ne crût pas que je tolérais son impatience et ses humeurs ; mais quand le lendemain, ayant bien étudié mon moment, je le trouvais apaisé, je lui faisais des remontrances sur sa conduite de la veille et cherchais avec lui posément les moyens convenables pour l'en corriger. Cependant, si jamais j'étais contrainte de le punir, je le faisais de manière à me faire craindre pour toujours afin de n'avoir plus à y revenir, car il m'en coûtait assez de sévir pour n'en pas multiplier l'occasion.
Ces méthodes, alors simplement déduites de la pratique, me réussissaient extraordinairement auprès de mon "mignon". L'ayant accoutumé à la raison dès le maillot, j'obtenais tout de lui par la modération, les bons exemples et le raisonnement. »


Du bon sens vous dis-je ! C'est cela Madame de Maintenon : le bel esprit à même de séduire une Marquise de Montespan allié au bon sens terre à terre. Cette combinaison offre au roman un autre de ses grands atouts, le dernier que j'aimerais évoquer : son regard critique sur la Cour.



Jamais à Cour de bon sens


Portrait mythologique de la famille de Louis XIV (plus d'informations : Histoire image)

Je l'ai évoqué dans le résumé, Madame de Maintenon a connu le dénuement dans son enfance mais encore, de manière un peu moins dramatique, lors de son mariage avec Scarron. Cette expérience qui aurait pu la rendre plus sensible à l'éblouissement des fastes de la Cour la rend plutôt critique à ce sujet.



« Je déplorais souvent le luxe des bâtiments et les grandes dépenses que faisait le Roi dans ses palais ; je voyais tous les jours avec effroi ce Marly, où l'on n'avait d'abord voulu que du petit, prendre l'ampleur de Versailles ; j'admirais qu'on ne se pût jamais tenir à aucun état et que, là où l'on venait à peine d'essuyer les plâtres, il fallût tout démolir et recommencer. Je n'outre rien: si je prends pour seul exemple de cette ignorance de l'architecture celui, modeste au demeurant, du cabinet des Bassans (c'est l'antichambre qui est avant la chambre de Roi à Versailles), je puis dire, pour n'y parler que de la cheminée, que je l'ai vue faire le tour complet de la chambre ; non point par magie mais par le changement continuel des projets. Cette cheminée partit de l'est en effet, glissa, deux ans après, sur la muraille qui est au sud, passa ensuite à l'ouest, et termina au nord ; je crois que si l'on avait pu tâter aussi du plafond, on n'y aurait pas manqué ; tout cela s'acheva en 1700 par la destruction entière du cabinet qu'on joignit à la chambre du Roi pour en faire le salon de l'Œil-de-Bœuf, la chambre elle-même prenant la place du cabinet du Conseil, lequel fut repoussé un peu plus loin, et ainsi de suite. Il y avait 36.000 ouvriers qui travaillaient à l'aménagement de Versailles et des entours. J'enrageais de voir tant d'argent perdu quand je ne pouvais assister tous les pauvres gens qui venaient à ma rencontre sur les chemins ; mais j'avais beau parler fortement là-dessus, je n'y gagnais jamais rien que de déplaire. Les dépenses allèrent en augmentant et le Roi fit même, contre mon avis, démolir son premier Trianon pour le rebâtir plus grand et plus noble.
- Je ne crois pas, Madame, que mes bâtiments déplaisent à Dieu, car ils sont, avec la chasse, le seul plaisir innocent que puisse prendre un monarque.
Le Roi se tenait appuyé contre la fenêtre de ma chambre, dans un bel habit de soie prune brodé d'or. Il semblait un peu songeur.
- Cependant, vous avez raison : je ne fais pas assez pour mon salut sur ce chapitre, reprit-il. Aussi je m'en vais faire quelque chose dont vous serez bien aise, je crois : je vais démolir la chapelle du château, qui est petite et indigne, à la vérité, de la gloire de Dieu et de la mienne, et j'en ferai construire une plus grande, là-bas, dit-il en montrant l'autre côté de la cour, très grande, vraiment... Je n'y plaindrai pas l'argent, je vous assure. Ainsi vous serez contente et Dieu sera bien satisfait.
Les bras m'en tombaient de désespoir. »



Outre ces considérations matérielles, elle s'inquiète également de la morale de la Cour. Dans l'extrait qui suit, l'image « glamour » de Versailles en prend un coup.



« La folie du jeu, que le Roi n'avait jamais découragée, touchait à son comble ; on jouait sa vie sur une carte ; les joueurs, jusque dans les appartements du monarque, se comportaient comme des insensés : l'un hurlait, l'autre frappait la table du poing, le troisième blasphémait à en faire dresser les cheveux sur la tête ; tous paraissaient hors d'eux-mêmes et certains oubliaient leur honneur au point d'en user, pour gagner, comme les escamoteurs du pont Neuf. [...]
L'usage immodéré des liqueurs aidait aussi à faire passer les journées d'une jeunesse qui ne trouvait rien qui contentât son désir insatiable de plaisir. [...] les plus grandes dames s'enivraient tellement qu'elles s'oubliaient au milieu des salons et rendaient par en haut et par en bas l'excès du liquide dont elles étaient remplies. »




Pour faire la Cour(t) aux internautes pressés


Madame de Maintenon est une narratrice toute désignée par son statut. Elle a vécu toute sa vie un peu en retrait : quelle que soit la société dans laquelle elle se retrouve, elle paraît presque insignifiante, en tout cas effacée. Elle est donc à la meilleure place pour observer, analyser, raconter et nous rendre accessibles les différents contextes que le roman nous fait traverser (son enfance dans la misère, son séjour en Martinique, ses différentes tutelles, son premier mariage, etc.), ce qui peut être particulièrement appréciable pour les lecteurs qui redouteraient d'être perdus dans un roman dont l'intrigue se déroule au XVIIème siècle.
Ce livre est addictif également et surtout parce que le personnage principal inspire beaucoup de compassion sans qu'on tombe pour autant dans le mélodrame. Les péripéties ne manquent pas, on rencontre des personnages pour le moins singuliers... Bien sûr, la plus belle de ces rencontres est celle avec Madame de Maintenon. Enfin pour ne rien gâcher, le tout est écrit dans cette belle langue du XVIIème, une langue sur son 31.

1 commentaire:

  1. Merci pour cet article particulièrement savoureux ! J'ai (sou)ri à plusieurs reprises, et il m'a clairement donné envie de lire ce livre !

    RépondreSupprimer