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samedi 10 mars 2018

Martin Eden - Jack London




        Une fois de plus, j’ai sélectionné pour vous un roman parmi la crème de la crème de mes lectures. Un roman intense et palpitant sur la découverte de la littérature et sur la manière dont elle enrichit nos vies ; un roman qui nous interroge sur notre rapport à ce qui est souvent rabaissé à un joli vernis de culture générale, un accessoire pour briller en société, et qui demeure hélas un symptôme de nos origines sociales.
Martin Eden est aussi la rencontre avec un personnage passionné, ardent comme on aimerait en rencontrer plus souvent en chair et en os.


« Il vivait des jours intenses, sa fièvre ne retombait jamais. »

Cette ferveur est sublimée par sa candeur, sa simplicité ; d’aucuns parleraient avec condescendance de naïveté ; « d’aucuns », vous en conviendrez après votre lecture de Martin Eden, cherchent le pain dans les gencives (ce pourquoi Martin a du punch, soit dit en passant).




Jack London
(Source : La Croix)

        Le roman débute avec l’entrée de Martin Eden, un jeune marin, dans la demeure bourgeoise où il est invité à dîner pour avoir rendu service à l’un des membres de la famille. Il y découvre avec émerveillement un tableau (pas Excel : une peinture) et un recueil de poésie abandonné sur une table. 



« Dans ses yeux passa un éclair de nostalgie et de convoitise mêlées, aussi promptement que dans ceux de l'affamé s'allume le désir à la vue de nourriture. Une foulée instinctive - avec une rotation des épaules vers la gauche, puis vers la droite - l'amena à la table où il commença à manipuler affectueusement les livres. Il notait les titres des ouvrages et les noms des auteurs, lisait des fragments, caressait les volumes des yeux et des mains ; une fois, il reconnut un livre qu'il avait lu. Pour le reste, c'étaient des livres et des auteurs qu'il ne connaissait pas. Il tomba sur un volume de Swinburne et se mit à lire avec concentration, oubliant où il se trouvait, le visage illuminé. Par deux fois, il referma le livre sur son index pour bien regarder le nom de l'auteur. "Swinburne". C'était un nom qu'il n'oublierait pas. Ce type avait su voir, et comment ! la couleur, la fulguration. Mais qui était Swinburne ? Était-il mort depuis un siècle ou plus, comme la plupart des poètes ? Ou bien était-il encore vivant, écrivait-il toujours ? Il se reporta à la page de garde... Oui, il avait écrit d'autres livres. Eh bien, dès le lendemain, à la première heure, il irait à la bibliothèque publique et il essaierait de se procurer des ouvrages de Swinburne. »


Tout de suite, Martin est défini par son exceptionnelle sensibilité et par un appétit gargantuesque pour la beauté. C’est à ce moment qu’apparaît Ruth, la sœur du jeune homme qu’il a secouru. Il tombe instantanément amoureux d’elle. La conversation peine à démarrer, Martin ne sait pas comment parler à une jeune femme issue des « hautes sphères de la société ». Les deux sont embarrassés jusqu’à ce que Martin aborde la poésie. 



    « Elle se lança donc avec grâce et volubilité dans le sujet qu'il avait proposé. Il se sentit mieux et s'enfonça un peu plus dans son siège, s'agrippant des deux mains aux accoudoirs comme si le fauteuil risquait de se dérober sous lui et de le précipiter sur le sol. Il était parvenu à la faire parler dans sa langue à elle, et tandis qu'elle discourait, il s'efforçait maintenant de suivre ses paroles, s'émerveillant de toute la science emmagasinée dans cette si jolie tête, se repaissant de la pâle beauté de ce visage. Il la suivait, oui, bien qu'il fût gêné par les mots inconnus qui tombaient en cascade de ses lèvres, et par des tours abstraits et des raisonnements qui étaient étrangers à son esprit, qu'ils stimulaient pourtant, et excitaient. Voilà ce qu'était la vie intellectuelle, se disait-il ; là était la beauté, une chaleur merveilleuse dont il n'avait jamais eu l'idée. Il s'oublia, dévorant la jeune fille des yeux. Il y avait là une raison de vivre, quelque chose à conquérir... une cause pour laquelle se battre, oui, et pour laquelle mourir. Les livres disaient vrai : de telles femmes existaient, elle était l'une d'elles. Elle mettait des ailes à son imagination, et de vastes toiles lumineuses se déployaient devant lui, où se dessinaient les vagues et gigantesques silhouettes de l'amour et de l'aventure, d'héroïques exploits réalisés pour l'amour d'une femme - une femme au teint pâle, une fleur d’or. »


De fil en aiguille, Ruth finit par proposer à Martin de l’aider à améliorer sa grammaire et il décide de se rendre aussi souvent que possible à la bibliothèque.



Peinture par Carl Holsøe
(Source : Pinterest)




« Dans son esprit à lui aussi, le gouffre se creusait, pas aussi vite, cependant que ne croissait son rêve de le franchir. »


        Seulement, pour combler le « gouffre » qui le sépare de la famille Morse (la famille de Ruth), il lui faudrait beaucoup de temps. Avec la conquête de Ruth commence aussi celle du savoir qui semble sans fin.


« Plus il étudiait, plus il voyait s'ouvrir des perspectives sur des domaines inexplorés du savoir, et il se plaignait interminablement que les jours n'eussent que vingt-quatre heures. »

La frénésie de Martin dans cette double quête instaure une tension qui rend le roman véritablement haletant.
Lorsqu’il étudie, il ne gagne pas d’argent et vit de ses économies jusqu’au jour où elles seront épuisées et où il sera par conséquent forcé de retourner en mer ou à un autre travail qui l’empêchera de lire et d’avancer dans la poursuite de son but ultime. On a l'impression d'assister à une véritable course contre la montre.
 

         Martin dégage une vitalité hors du commun qui s’exprime par son énergie et sa force physique autant qu’intellectuelle ainsi que par sa faim immodérée de beauté et de savoir. L’élève Martin dépasse rapidement le maître Ruth parce qu’il ressent un plus grand besoin d’apprendre et de comprendre, un besoin profond, viscéral, presque vital. Ruth a reçu une éducation supérieure parce que les conventions sociales l’exigent dans son milieu et qu’il faut bien passer le temps quand on n’a pas besoin de travailler, en attendant qu’un parti acceptable se présente. Elle ne s'est jamais posé la question, n'a jamais cherché à savoir si elle en avait vraiment besoin. Elle n’a jamais eu l’opportunité de ressentir ce besoin tandis que Martin doit se battre pour gagner l'accès au savoir.
La différence de leurs conceptions de la culture et des études se révèle aussi dans les fins qu’ils poursuivent. Ruth encourage Martin à y voir un merveilleux moyen de faire carrière ; quant à Martin…



« La beauté a un sens, mais auparavant, je l’ignorais. Je me contentais d’accepter la beauté comme une chose dénuée de sens ; elle était simplement là, sans rime ni raison. Je ne connaissais rien à la beauté. À présent je sais, ou plutôt je commence à savoir. Cette herbe est plus belle pour moi maintenant que je sais pourquoi elle est une herbe, et quelle chimie du soleil, de la pluie et de la terre l’a fait devenir ce qu’elle est. La vie d’un brin d’herbe est un vrai roman, savez-vous, et même un roman d’aventures. J’en palpite rien que d’y penser. Lorsque je songe au jeu de l’énergie et de la matière, et au formidable combat qu’elles se livrent, j’ai l’impression que je pourrais écrire une épopée sur l’herbe.

- Comme vous parlez bien ! " dit-elle distraitement, et il remarqua qu’elle lui lançait un regard pénétrant.
Il fut aussitôt tout confusion et embarras, et le sang lui monta au cou et au visage.
        "J’espère que je parle de mieux en mieux, balbutia-t-il. Il me semble que j’ai beaucoup de choses à exprimer, mais il y en a tant… Je ne parviens pas à trouver les moyens de dire ce que j’ai au plus profond de moi. J’ai parfois l’impression que le monde entier, la vie, tout… a élu domicile en moi et réclame à cor et à cri que je m’en fasse le porte-parole. Je sens bien… ah, comment décrire cela ?... je sens l’énormité de la chose, mais dès que j’ouvre la bouche je bredouille comme un petit enfant. C’est une tâche considérable de transmuer le sentiment et la sensation en une suite de mots, écrits ou parlés, qui subira une nouvelle transmutation en ces mêmes sentiment et sensation pour celui qui lit ou écoute. C’est une tâche d’une grande noblesse. Voyez, j’enfouis mon visage dans l’herbe, et les senteurs que j’aspire par les narines font naître en moi un millier de pensées et d’images. C’est l’odeur de l’univers que j’inhale. Je sais alors ce que sont le chant et le rire, le succès et la peine, le combat et la mort ; et je vois des visions se former dans mon cerveau, nées de cette odeur de l’herbe et que je voudrai pouvoir peindre et peindre au monde – mais comment faire cela ? Ma langue est liée. J’ai tenté de vous décrire avec des mots l’effet que produit sur moi l’odeur de l’herbe mais je n’y suis pas parvenu, je n’ai pu que vous le suggérer maladroitement. Ce que je dis me semble un véritable charabia, et pourtant je suffoque sous le désir éperdu de parler. Oh !... " Il leva les mains au ciel en un geste d’impuissance. "C’est impossible !... Incompréhensible !... Incommunicable ! " »


Antoine Chintreuil, Pluie et soleil
Musée d'Orsay

Et Ruth de répliquer que cette belle éloquence pourrait lui offrir une belle carrière. Je vous épargne l’extrait qui rappellerait trop aux étudiants en lettres ou autres arts (comprendre « conneries » en langage prosaïque) la fameuse conversation qui ne manque pas d’être lancée lors d’absolument chacune de leurs réunions familiales.
Et pourtant, notre bon Martin, bien que blessé, l’excuse et continue à l’aimer comme au premier jour.


« La raison n’avait rien à voir avec l’amour. Peu importait que la femme qu’il aimait raisonnât correctement ou non. L’amour était au-dessus de la raison. Qu’elle ne fût pas en mesure de reconnaître pleinement le caractère de nécessité de sa carrière à lui ne la rendait pas moins aimable. Tout en elle méritait d’être aimé, et ce qu’elle pensait n’avait rien à voir là-dedans. »





        Martin Eden est un roman qui fait du bien (dans l'ensemble) : enfin rencontrer quelqu'un qui ne considère pas la lecture seulement comme n'importe quelle manière, bien jolie, bien gentille de passer le temps ! Martin nous incite à nous consacrer uniquement et complètement à ce qui nous tient vraiment à cœur et aux tripes (pour tout achat d'un exemplaire de Martin Eden, vous faites l'économie d'un livre de développement personnel ; offre non contractuelle).
Dans tous les sens du terme, Martin est un héros : il fait vraiment preuve d'héroïsme lorsqu'il s'oppose au pragmatisme de Ruth. On ressent le besoin urgent de le voir gagner ce combat. Avec ce besoin, c'est l'émerveillement devant la passion de Martin, désir insatiable de lecture et d'écriture auquel il consacre toute sa formidable énergie, qui m'a fait tourner les pages aussi vite qu'un ventilateur lancé plein pot... Bon, tout en savourant quand même cette petite beauté comme il se doit. D'accord : je m'embrouille. Disons que je savourais plein pot. 


Martin parviendra-t-il à devenir un parti acceptable pour Ruth ? Succombera-t-il au pragmatisme de sa dulcinée ? Parviendra-t-il à devenir écrivain ? Sera-t-il invité chez Ruquier ? Retournera-t-il à son bateau ? Que diront sa famille et ses amis de sa nouvelle érudition ?...
Les réponses dans Martin Eden de Jack London.



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