mardi 28 novembre 2017

Gogol - Henri Troyat




Qui est Gogol ?
 

        Il peut être utile, pour commencer, de présenter l'objet de cette biographie. Qu'est-ce qui me fait penser ainsi ? Les nombreuses fois où le nom de Gogol déclenche des rires.
Afin de piquer votre intérêt (de vous « racoler », peut aussi bien convenir) et de vous donner envie d'en lire plus, je commencerai par écrire que, si on devait nommer les monuments de la littérature russe du XIXème siècle, il faudrait certes mentionner Pouchkine, Dostoïevski et Tolstoï, mais votre panthéon serait incomplet sans Gogol (1809-1852). Et pour vous empêcher de fuir en lisant « littérature russe du XIXème »  (je sais que beaucoup l'associent à des pavés déprimants), j'ajouterai que l'humour est omniprésent dans ses œuvres et qu'aucune d'elles n'est un « pavé ». Voilà : j'ai tapiné sur mon clavier. Je me sens sale. Mais poursuivons.


Je vous parlerai de sa vie dans la partie consacrée à sa biographie, mais je pense que pour commencer à prendre la mesure du bonhomme, il vaut mieux que je vous présente un peu son œuvre. Mes articles étant complètement subjectifs, je vais me cantonner aux œuvres de Gogol que j'ai préférées (probablement parce qu'elles sont les plus faciles d'accès).



 
Illustration des Soirées du hameau (édition de 1982)

         -Les Soirées du hameau (ou Veillées du hameau suivant les traductions) est un recueil de nouvelles ou plutôt de contes inspirés par les traditions et le folklore de la Petite Russie (c'était alors le nom de l'Ukraine qui faisait partie de l'Empire russe). C'est en effet là-bas que Gogol est né.
Pourquoi parler de « contes » ? Parce que Gogol présente Les Veillées comme un recueil d'histoires réunies par « Panko le Rouge, apiculteur » qu'il aurait glané lors des veillées de son hameau. Le style est effectivement marqué par l'oralité et va comme un gant à Gogol qui aime tant raconter des histoires, partir dans tous les sens et digresser pour le plus grand bonheur de ses lecteurs. Ces contes présentent tout un bestiaire hybride mi-traditionnel, mi-gogolien : la marâtre plantureuse au vocabulaire aussi fleuri que la coiffure de sa belle-fille, le « diable à la figure de cochon », le revenant mangeur de boulettes, la sorcière « au visage ratatiné comme un pomme cuite » et dont le nez forme avec le menton « un véritable casse-noisette »,  la sorcière qui chevauche un balai, le cruel sorcier qui n'a rien à envier à Barbe Bleue...
Le fantastique est donc omniprésent mais, chez Gogol, il est mêlé la plupart du temps aux préoccupations les plus terre-à-terre. Dans La Foire de Sorotchintsy (une des nouvelles du recueil) par exemple, Tcherevik se réveille le lendemain d'une apparition du diable à tête de cochon qui l'a terrifié à en prendre ses jambes à son cou. Seulement, à la lumière du jour, il s'inquiète surtout que le diable l'empêche de vendre sa marchandise.



« Il fallait vraiment [...] qu'un diable  - puisse-t-il, ce chien, ne pas avoir son verre de vodka à vider le matin - éprouve le besoin de s'en mêler. »


On retrouve aussi ce mélange d'épouvante fantastique et de préoccupations prosaïques dans Une nuit de mai ou la Noyée où se mêlent aussi le drame et la comédie. Gogol est excellent lorsqu'il s'agit de combiner les genres. Sous sa plume les effets respectifs du drame, de la comédie et du fantastique ne s'annulent pas entre eux mais fonctionnent merveilleusement bien ensemble.




-Les Nouvelles de Pétersbourg (ou Récits) : un recueil de nouvelles qui, comme le titre l'indique, se déroulent toutes à Saint-Pétersbourg. Encore une fois, le fantastique est omniprésent.

        La perspective Nevski décrit les déconvenues amoureuses de deux amis. Ils se promènent le soir sur la célèbre avenue de Saint-Pétersbourg et rencontrent deux femmes. La première semble être une grande dame. Le premier compère, timide et naïf ne se décide à la suivre que sur les encouragements de son ami. Le second, beaucoup moins timoré, suit de son propre chef une autre femme qui, comme toutes les femmes, ne saurait lui résister. Mais attention : la perspective Nevski « ment à longueur de temps » , surtout la nuit « quand le démon lui-même allume les lampes uniquement pour faire voir les choses autres qu'elles ne sont ».

        Le portrait raconte l'histoire d'un jeune peintre qui achète une toile (le portrait d'un vieil homme) pour la copier. Petit-à-petit, ce tableau devient inquiétant : le sujet semble prendre vie.

        Le journal d'un fou est sûrement la plus émouvante. Dans cette nouvelle, Gogol joue encore de sa virtuosité à mêler les genres. Ici, il allie l'humour et le drame avec un génie impressionnant. On passe du rire aux larmes en 2 secondes.

        Les deux très célèbres nouvelles qui clôturent le recueil sont Le nez et Le manteau. Il faudrait que je leur donne une seconde chance car elles m'ont été plus hermétiques que les autres lors de ma première lecture qui commence à dater. Leurs sujets sont certainement les plus loufoques du recueil.
Celui de Nez décrit tout simplement la fâcheuse déconvenue d'un homme qui se réveille un matin sans son nez. Rassurez-vous, il le retrouve... Dans la rue, vêtu d'un « uniforme brodé d'or, à grand col droit, d'un pantalon de chamois et une épée au côté » (oui : je parle bien du nez). Hélas, le nez n'a pas l'air enclin à retrouver sa place initiale.
Le manteau raconte la grande aventure d'Akaki Akakakiévitch, un pauvre fonctionnaire « au teint hémorroïdal », qui entreprend de se faire fabriquer un manteau neuf, le sien étant trop abîmé. Seulement, dans le Pétersbourg de Gogol, rien ne peut se passer normalement...


        Après avoir lu ces résumés, vous pressentez sûrement que Gogol n'est pas le personnage le moins truculent à avoir fait l'objet d'une biographie. Pour jouer ainsi avec les genres, inventer des intrigues aussi insolites en plein XIXème siècle, le bougre ne manquait ni d'audace, ni d'imagination.


Rendons à César ce qui est à César : cet article n'existerait pas sans les cours d'Anne Coldefy-Faucard que j'ai eu la chance de suivre à la Sorbonne (vous trouverez sur internet certaines de ses interviews et conférences, foncez : je ne doute pas une seconde qu'elle saura vous captiver).





La biographie 




        Je me doutais que le Gogol de Troyat serait passionnant mais malgré mes attentes assez élevées, il a réussi à me surprendre en bien. Tout d'abord, jamais un livre ne m'a fait autant rire, loin s'en faut. Ensuite, je ne pensais pas que je le dévorerais avec la même avidité que le plus palpitant des romans d'aventure.

Gogol n'a pas à être votre écrivain préféré pour que vous soyez captivés par sa biographie (il n'est pas le mien). C'est peut-être même mieux comme ça : un adorateur de Gogol tomberait peut-être des nues car Troyat est sans complaisance avec lui. À tel point qu'on en vient à se demander comment ce personnage médiocre par bien des aspects a pu se tailler une telle place dans la littérature russe.
Troyat ne nie pas le génie de Gogol mais il le montre avec tous ses défauts qui peuvent parfois le rendre agaçant mais surtout drôle et touchant : il était mythomane (mais croyait à ses mensonges), hypocondriaque (merveilleux prétexte pour fuir régulièrement « prendre les eaux » à travers toute l'Europe), goinfre (mais « malade de l'estomac »), ambitieux au-delà du raisonnable (mais pour le plus grand bien de ses compatriotes), sans gêne (mais c'est le résultat de l'adulation de sa mère et de ses lecteurs)...
Vous vous dites peut-être que j'exagère. Voyons cela de plus près.


Par exemple, j'ai dit que Gogol était mythomane.
Après l'échec cuisant de son premier livre (le long poème Hans Küchelgarten), il décida de quitter Saint-Pétersbourg.  À court de ressources, il conçut le projet de partir avec l'agent que sa mère lui avait envoyé pour régler l'hypothèque de la maison familiale. Pour justifier cette ponction et son départ, il lui écrivit une longue lettre. Il invoqua tout d'abord longuement la volonté divine, mais, craignant peut-être que sa démonstration ne soit pas assez convaincante, il fit entrer en scène le personnage d'une femme dont il serait tombé amoureux. Troyat nous éclaire sur ce qu'il en est réellement et cite la lettre en question :

« En vérité, il n'avait eu aucune aventure sentimentale depuis son arrivée à Saint-Pétersbourg. Et il n'éprouvait nulle envie de se lier avec une personne du sexe. La seule approche d'une de ces créatures aux longs cheveux et au sourire de velours le paralysait. Mais, la plume à la main, il oubliait les motifs de sa supercherie et se croyait réellement amoureux. Plus il donnait de détails, plus la souffrance augmentait dans sa poitrine. Avec entrain, avec enthousiasme, avec désespoir, il mandait à sa mère, dans la même lettre :
  "Oh ! quelle affreuse punition ! Il ne pouvait y en avoir pour moi de plus douloureuse, de plus cruelle ! Je ne puis... Je n'ai pas la force d'écrire... Maman, chère maman, je sais que vous êtes ma seule véritable amie ! Me croirez-vous ?... Vous savez que j'ai toujours été doué d'une fermeté de caractère rare pour un jeune homme... Qui aurait pu attendre de moi une telle faiblesse ?... Mais je l'ai vue... Non, je ne la nommerai pas... Elle est trop au-dessus de moi, trop au-dessus de tous. [...] Toutes les tortures d'un désespoir infernal bouillaient dans ma poitrine. Oh ! quelle situation épouvantable ! Je pense que, s'il y a un enfer pour les pécheurs, il est moins terrible. Non, ce n'était pas de l'amour !... Je n'ai jamais entendu parler d'un amour pareil, en tout cas.  Dans mes élans de démence, l'âme écartelée, je n'avais soif que de sa vue, je n'aspirais qu'à un seul de ses regards... La voir encore une fois, tel était mon seul désir inextinguible. Enfin je pris conscience de l'affreux état où je me trouvais, je rentrai en moi-même avec terreur. Tout ce qui m'entourait m'était devenu indifférent, la vie et la mort me paraissaient également insupportables, mon âme ne parvenait pas à se rendre compte de ce qui se passait en elle. Je compris que je devais me fuir moi-même si je voulais continuer à vivre et à rétablir ne fût-ce qu'une ombre de paix dans mon cœur dévasté. [...] Mais au nom du ciel ne me demandez pas son nom. Elle est trop haut placée !" »

Il partit finalement à Lübeck (en Allemagne). Une fois sur place, il éprouva des remords d'avoir affligé sa mère et lui écrivit qu'il était en fait parti surtout à cause de soucis de santé mais qu'il était désormais guéri bien qu'il eût encore « des éruptions sur tout le visage et sur les mains ». Quelques temps plus tard, il reçût une lettre de sa mère. Troyat la résume :


« Une lettre terrible. Non seulement elle lui ordonnait de réintégrer au plus vite Saint-Pétersbourg, mais encore elle interprétait de la manière la plus désobligeante les raisons qu'il avait données de son voyage. Rapprochant les deux histoires, celle de l'indisposition et celle de la passion amoureuse, elle en concluait qu'il avait contracté une maladie vénérienne avec la personne dont il lui vantait la beauté. »

Loin de s'amender, Gogol répondit pour dire à sa mère à quel point il était outré de ses suppositions.
Ce n'est qu'un exemple parmi de nombreux mensonges soigneusement élaborés tout aussi hilarants. Quand Gogol ment, c'est toujours pour notre plus grand plaisir. Après tout, n'était-ce pas son métier de raconter des histoires ?


(source : wikipedia)


        Ce voyage à Lübeck fut le premier d'une longue série. Gogol avait été déçu par Saint-Pétersbourg et voyagea beaucoup en Europe, au gré de ses coups de tête et des possibilités d'hébergement chez ses connaissances. Tombé amoureux de la ville éternelle, il passa beaucoup de temps à Rome et s'y installa pour écrire une grande partie de son œuvre ultime, celle qui devait « régénérer ses contemporains » (ambitieux, vous dis-je) : Les Âmes mortes.
Voilà pourquoi je disais en introduction que j'avais lu le Gogol de Troyat avec la même avidité que s'il s'agissait d'un roman d'aventures : il était toujours entre deux voyages et follement ambitieux. En plus de sa grande ambition de devenir célèbre, d'être reconnu et d'édifier ses compatriotes (et probablement aussi le reste du monde), il lui prenait toutes sortes de lubies. Par exemple, après une visite au domaine familial, il décida qu'il était grand temps de prendre en main l'éducation de ses deux jeunes sœurs et les embarqua pour Saint-Pétersbourg (pas la porte à-côté, donc : je rappelle qu'ils partaient d'Ukraine) sans avoir aucune idée de ce qu'il allait en faire. Évidemment, il n'avait pas un sou pour les entretenir et pas de place pour les loger. Plus tard, il s'improvisa père spirituel auprès de ses amis, leur donnant selon sa fantaisie toutes sortes de conseils extrêmement précis : lire tel ouvrage pieux tous les jours à telle heure, apprendre tels psaumes par cœur... Lui-même étant incapable de suivre les conseils qu'on lui donnait (il a tout de même réussi à excéder un staretz, présenté un peu plus tôt comme « rayonnant d'humilité et de douceur », auquel il a rendu 4 visites et envoyé une lettre rien que pour lui demander s'il devait se rendre au mariage de sa sœur).



Heureusement, il aura été meilleur écrivain que tuteur, gestionnaire du domaine familial ou conseiller spirituel.
Après avoir évoqué la mort de Gogol, Troyat résume très bien le personnage et tous ses  paradoxes :


« Les contemporains du disparu sentaient confusément que ce petit homme malade, dissimulé, tourmenté, vaniteux, menteur et outrecuidant n'était pas seulement l'extraordinaire auteur du Révizor et des Ames mortes, mais qu'il avait donné à la littérature de son pays une impulsion qui ne s'arrêterait jamais. [...] Lui qui s'était plaint d'être si mal aimé de son vivant, voici qu'après sa mort il devenait doublement cher à ses compatriotes : pour ce qu'il avait écrit et pour ce que d'autres, inspirés par lui, écriraient à sa suite. »


La gageure dans cet article était de présenter Gogol, le « grand » de la littérature russe et le Gogol de Troyat, avec tous ses défauts qui paraissent complètement incompatibles avec la grandeur. C'est ce décalage qui m'a interrogée, intriguée et qui m'a tellement faite rire. Avec un terreau pareil, comment Troyat pourrait vous ennuyer ?




Bon à savoir : Troyat a écrit d'autres biographies d'écrivains et poètes russes et français ainsi que celles des tsars.

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